La pratique du dessin - rencontre avec Martin Etienne
Entretien avec Martin Etienne, architecte de formation devenu illustrateur.
I. Parcours et transition professionnelle
Martin Etienne débute son parcours en architecture, effectuant ses études à Rouen et Paris, et travaillant ensuite pendant 10 ans dans une agence parisienne. Son diplôme en 1999 coïncide avec le passage progressif du travail manuel au dessin assisté par ordinateur dans les écoles et agences d’architecture. Il évoque un abandon du dessin à la main dans les écoles à cette période, bien que cela revienne aujourd’hui.
Fin 2008, après 9 ans de travail en agence, il ressent un « ras-le-bol » et le besoin de faire une pause. Il est licencié et se retrouve au chômage, une période qu’il décrit comme « assez heureuses » et un « luxe ». Ce temps libre lui permet de se « remettre activement au dessin », en autodidacte, pour une pratique personnelle dans ses carnets de croquis. Il passe alors beaucoup de temps dans les cafés, à dessiner ce qui l’entoure, tenant presque « une sorte de journal personnel par le dessin ».
II. La pratique du dessin personnel et ses sujets de prédilection
Durant sa période de chômage et au-delà, Martin Etienne développe une pratique assidue du dessin dans ses carnets.
- Matériel et techniques : Il n’a pas d’outil préféré, utilisant crayons, encre et pinceaux (notamment des pinceaux à cartouches/réservoir, très pratiques pour le transport). Il apprécie particulièrement le pinceau car « ça va assez vite et c’est un outil un peu grossier donc qui permet de ne de ne pas s’embarquer dans dans les détails ». Ses dessins sont souvent de petit format (maximum A4) et réalisés avec du matériel « qui tient dans mon sac et que je peux trimballer facilement ».
- Sujets récurrents :
- Scènes de café et personnes : Il aime dessiner les gens « souvent de profil ou de trois-quarts arrière » pour ne pas être vu, ainsi que des personnes en télétravail ou des amis pendant des moments calmes.
- Vues intérieures et paysages urbains depuis sa fenêtre : Résidant à Paris avec une vue dégagée sur les toits, il a réalisé de nombreux dessins qui pourraient former un recueil intitulé « le monde vu de ma fenêtre », incluant des variations météorologiques.
- La nuit et les lumières : Il est particulièrement attiré par « la tombée de la nuit ou c’est la nuit, c’est les fenêtres des fenêtres éclairées des petites taches lumineuses », y voyant des « histoires » à raconter.
- Les transports : Les trains sont un lieu idéal pour dessiner, car « les proies sont faciles » et les sujets bougent peu.
- La végétation : Il dessine beaucoup dans les jardins, trouvant que le pinceau est efficace pour représenter les « grandes masses » d’arbres tout en suggérant l’intégralité du feuillage.
- La dimension personnelle : Ses dessins de cette période sont un véritable « journal personnel ». Il a même ouvert un blog, « Jour Chômé », où il s’était donné pour objectif de poster un dessin par jour, une habitude qu’il a malheureusement perdue en devenant illustrateur professionnel. Il retrouve pleinement ce plaisir de dessiner dans ses carnets uniquement lorsqu’il est en vacances et seul, car il a « besoin de prendre [son] temps » et ne peut pas dessiner sous la « pression de quelqu’un qui [l]'attend ».
III. L’illustration architecturale : du plaisir personnel au métier
La pratique personnelle du dessin de Martin Etienne l’a progressivement mené à envisager d’en faire son métier.
- Le projet de la Place de la République (TVK) : un tremplin majeur.
- La commande initiale (concours) : Des amis architectes de l’agence TVK lui proposent de réaliser des dessins pour le concours de la Place de la République à Paris. Martin Etienne est surpris par cette « idée gonflée » de proposer des dessins à la main face à des perspectives numériques photoréalistes des concurrents. Il propose de représenter la place à « quatre moments de l’année différents » et avec « quatre types de d’occupation différente », inspiré par les saisons et les événements parisiens (Nuit Blanche, marché de Noël, manifestations du 1er mai, Fête de la Musique).
- La phase de concertation (« plan des usages ») : TVK, ayant remporté le concours, lui demande de retravailler sur le projet pour les réunions de concertation. Les architectes expliquent qu’ils avaient du mal à « raconter l’activité » et le potentiel d’usages multiples de la place avec des images numériques. Martin Etienne s’inspire alors « littéralement » de l’auteur de bande dessinée Chris Ware et de son album Jimmy Corrigan pour créer le « plan des usages ». Il s’agit d’une série de vignettes représentant une multitude d’activités possibles sur la place, présentées comme un « calendrier de l’avent », permettant une vision d’ensemble ou une illustration ciblée. Ces vignettes, réalisées au crayon sur calque avec couleur numérique, ont été très efficaces pour défendre des idées comme les emmarchements (créant des lieux de « séjour »).
- Le dessin final du projet : Une troisième phase de travail consiste à réaliser une vue d’ensemble plus exacte de la place avant le chantier, un dessin de grand format où tous les détails du projet devaient être localisables.
- L’impact : Ce projet fut un « véritable tremplin ». Les dessins, diffusés dans la presse architecturale et locale, ont « surpris » par leur approche à une époque dominée par l’image numérique. Cela a ouvert la voie à d’autres commandes d’agences souhaitant intégrer le dessin dans leurs projets.
- L’illustration de projets urbains : C’est aujourd’hui son activité principale. Il apprécie particulièrement ce type de projet car il faut représenter des bâtiments « sans trop les préciser mais en donnant quand même une idée du d’un gabarit de d’une silhouette ».
- Vues aériennes et axonométries : Il aime les vues aériennes et l’axonométrie, les considérant comme des « travail[s] de fourmi » où l’on peut « scruter » et regarder partout, à la manière des livres « Où est Charlie ».
- La composition de paysages : Pour la Société du Grand Paris, il a créé un paysage « recomposé » du Grand Paris, intégrant des éléments de différents quartiers pour symboliser les futurs quartiers de gare sans privilégier une commune.
- L’importance du contexte : Il attache une grande importance à dessiner le contexte du projet « de manière aussi fidèle que le projet », car cela aide l’observateur à se situer.
- Le rôle du dessin face au photoréalisme numérique :
- Critique du photoréalisme précoce : Martin Etienne estime que le photoréalisme, bien qu’utile plus tard dans les études, est souvent « utilisée[e] au bon moment » en phase d’esquisse ou de concours. Il « donne l’impression d’un bâtiment fini alors que on en est qu’à l’esquisse ». Cela « fige le projet » trop tôt, rendant son évolution difficile.
- La pertinence du dessin au trait : Il cite l’exemple du bailleur social I3F qui a limité les concours aux plans, coupes, façades, maquettes blanches et « dessin au trait », considérant que les perspectives photoréalistes étaient « trop fascinantes » et « focalisaient trop le jury ». Pour lui, le dessin permet de « hiérarchiser les choix » et de laisser une flexibilité dans le projet. Il compare cela à l’époque où « la teinte de la brique elle se décidait sur le chantier ».
- Autres types de représentations :
- L’écorché et l’éclaté : Il aime ces modes de représentation qui permettent de montrer les « types d’usage » et le fonctionnement interne des bâtiments, souvent utilisés pour les concours « Réinventer Paris ».
- La coupe perspective : Il l’utilise pour « raconter un peu tout ce qui pouvait se passer dans dans ce projet », comme les usages collectifs ou les vies individuelles dans les studios.
- La commande sur projets déjà réalisés (CAUE Bouches du Rhône) : Il a effectué un travail d’analyse graphique de 15 projets construits, cherchant à « comprendre la mécanique de chacun des projets » par des « schémas analytiques » (figures éclatées, coupes perspective, axonométries éclatées). Ce travail fut « dense » mais très apprécié.
IV. La presse architecturale et la narration par le dessin
En parallèle de l’illustration de commande, Martin Etienne a travaillé pour la presse architecturale, développant une approche narrative unique.
- La revue Criticat et les « visites dessinées » : Il a contribué à la revue Criticat avec des « visites dessinées », sorte de « critique architecturale » mêlant « récit écrit », « dessins faits sur place » et « dessins analytiques faits chez moi ». Il se met en scène dans ces récits, racontant sa découverte des lieux.
- L’exemple de la Grand-Mère à Rouen : Il décrit la visite d’un quartier de Rouen avec des bâtiments expérimentaux de Marcel Lods (construction acier préfabriquée) à l’histoire « tragique » (incendies, démolitions). Il s’efforce de « raconter le projet et de faire en sorte que ça soit compréhensible par tous ».
- L’accessibilité et l’humour :
- S’adresser à tous : Il souhaite que ses dessins soient compréhensibles par « un enfant de 6, 7 ans ». Il cite l’influence de David Macaulay, illustrateur anglais qui, par le dessin, parvient à « livrer des informations très précises à des enfants de 7, 8 ans » sur l’architecture.
- Introduire l’humour : Il a cherché à « introduire dans la presse architecturale une notion qui est un peu inexistante qui est l’humour », en regardant l’architecture « de manière aussi drôle ».
- La revue d’A et les « billets d’humeur » : Chaque mois, il réalise une page pour la revue d’A, un « billet d’humeur » où il aborde des sujets liés à l’architecture, l’aménagement du territoire ou l’urbanisme. Il cherche à « parler d’architecture… en m’adressant à un public plus large », en trouvant des « choses qui touchent tout le monde ». Il aime « pointer » les paradoxes du monde moderne, sans être « trop tranché ».
V. Le plaisir du métier et l’illustration jeunesse
- Une échelle de temps différente : Martin Etienne apprécie que son métier d’illustrateur lui permette de travailler sur des projets de courte durée (maximum deux semaines), contrairement à l’architecte qui s’engage sur plusieurs années. Cela rend son travail « plus léger ».
- La première expérience en illustration jeunesse : Il a récemment illustré son premier livre jeunesse, Dato, qui ne traite pas d’architecture mais de l’Amazonie et de la protection des animaux. Il a pris « énormément de plaisir » à cette expérience, et suppose que son goût pour la végétation dans ses dessins a pu influencer le choix de l’éditrice.